Du bon dosage de l’utopie en politique

© Maria Teneva, Unsplash

 

La foi en nos démocraties contestées ne passera pas par de nouvelles promesses creuses de ” modernité ” ou ” refondation “, encore plus grandioses, mais aussi vite oubliées. Elle nécessitera à la fois d’apprendre à rêver et de réapprendre le dur labeur de la délibération.

“Je parlais récemment à Angela Merkel…“, ainsi Jeremy Rifkin, essayiste américain, commençait-il généralement son intervention, au début de ce siècle, sur l’économie hydrogène. Et il est vrai qu’il avait l’oreille des plus hauts dirigeants. Presque 20 ans après, sa vision d’une “économie hydrogène” ne s’est pas réalisée: faut-il croire aux utopies en politique?

On ne rêve pas assez en politique. L’imaginaire est dégonflé par des décennies de promesses politiques non réalisées de “changement”, de “renouveau”, voire de “grand soir”. Le rêve en est devenu suspect. Et pourtant, on sent l’envie d’un monde meilleur poindre. De la nouvelle banque éthique NewB aux tentatives du parti Agora à Bruxelles, du documentaire Demain aux ronds-points français en passant par les débats sur un Green New Deal, l’envie d’un monde meilleur a rarement été aussi forte.

Comme le dit Rutger Bregman, auteur du bestseller Utopies réalistes, dans nos vies aujourd’hui “il ne manque qu’une chose: une raison de sortir du lit le matin”. La véritable crise de notre époque selon lui, serait que “nous avons enterré l’utopie” et n’avons rien de mieux à proposer qu’un monde qui s’essouffle. Il faudrait donc, avance-t-il, se rappeler l’adage d’Oscar Wilde: “Le Progrès est la réalisation des Utopies”. On reste pourtant sceptique, non?

Doux rêveurs du monde entier, unissez-vous ! 

Alors que Jeremy Rifkin est de retour avec un nouvel essai, après ceux sur la fin du travail, le soi- disant rêve européen remplaçant le rêve américain, ou encore l’internet des choses éclipsant le capitalisme, on est effectivement en droit de se demander à quoi peuvent bien servir les belles visions, sinon à nous laisser chaque fois un peu plus sur notre faim.

Néanmoins, l’essayiste américain illustre certains des principes essentiels à la dynamisation de l’imaginaire et de l’action politiques. Le premier est qu’asseoir l’action publique sur une vision forte – et bien packagée – est essentiel d’abord pour élargir le champ des possibles.

La gamme des options croit quand on fonde un travail de projection sur les envies, les émotions, et les valeurs profondes des citoyens, car on accède ainsi à des aspirations plus largement partagées. On s’entend mieux lorsque l’on parle d’équité, de solidarité, de respect de l’environnement que lorsque l’on s’affronte sur l’âge de la retraite à 63 ou 64 ans.

Pour parler comme les politologues, on élargit ainsi la fenêtre d’Overton, le domaine généralement très étroit des propositions recevables et “sensées” dans un contexte politique donné.

Le second principe est que la projection positive permet potentiellement de susciter l’adhésion populaire et l’enthousiasme des élus, fondés non pas sur des émotions négatives – peur de ci, de ça – mais des envies généreuses.

Mesdames et Messieurs les élu.e.s, ouvrez grand vos chakras!

Ensemble, élus et citoyens doivent donc retrouver l’”envie d’avoir envie”, comme disait Johnny. Ainsi, pour parler cette fois new age, nous ouvrirons “nos chakras”, ces réservoirs confinés d’énergie dans le corps politique qui permettront de nous attaquer enfin sérieusement aux bouleversements climatiques, à l’effondrement de la biodiversité, à la misère des sans-logis, à l’insécurité routière ou aux violences faites envers les femmes.

Mais notre travail – collectif, soulignons-le – ne s’arrête pas à vendre du rêve. Il faut aussi faire le dur travail de dessiner les feuilles de route qui vont avec. Il s’agit de transformer nos indignations et aspirations en choix difficiles, car la réalité n’est faite que de contraintes. Cela se fera par la rencontre des “experts citoyens” — nous sommes tous expert de l’avenir que nous désirons – et des experts techniques, sans lesquels nous pourrions n’en rester qu’au stade des vœux.

Tandis que certains en viennent à mere leur foi dans les citoyens plutôt que les élus ou administrations, ou d’autres dans les experts plutôt que le peuple, tous, nous devons réconcilier et mieux combiner les mérites de la démocratie représentative avec ceux de la démocratie délibérative qui frémit enfin, mais aussi avec une confiance accrue dans la science et l’évaluation en politique.

La foi en nos démocraties contestées ne passera pas par de nouvelles promesses creuses de “modernité” ou “refondation”, encore plus grandioses, mais aussi vite oubliées. Elle nécessitera à la fois d’apprendre à rêver et de réapprendre le dur labeur de la délibération qui permet ensemble aux citoyens, élus et experts de se rendre à la “force non forcée du meilleur argument”, selon la belle formule du philosophe Jürgen Habermas, pour en tirer des feuilles de route précises et à la hauteur de nos urgences.

 

Initialement publié dans L’Echo.