« La proposition de M. Macron de consulter les citoyens sur l’Europe est nécessaire et réalisable »

© Jelena Rudi – Wikimedia Commons

 

Deux experts politologues estiment, dans une tribune au « Monde », qu’un outil existe pour réaliser le souhait du président de la République d’organiser une grande consultation sur l’avenir de l’Europe : le « sondage délibératif ».

Tribune. Le président de la République a rappelé à la Sorbonne, le 26 septembre, sa promesse d’organiser une grande consultation sur l’avenir de l’Europe. Si les gouvernements européens savent qu’ils ont besoin d’être éclairés sur ce que leurs peuples veulent pour l’Europe, il est peu probable qu’ils soutiennent tous la proposition de M. Macron.

Peut-on les persuader qu’une consultation citoyenne puisse être plus qu’un coup de com’ qui pourrait se retourner contre eux ou un stratagème pour promouvoir une certaine vision de l’Europe ? Bénéficiant d’années d’expérience en matière de démocratie délibérative, nous savons maintenant comment M. Macron peut convaincre ses pairs de consulter véritablement les citoyens dans toute l’Europe.

Les nombreux dilemmes auxquels fait face l’UE ne sont pas seulement des choix techniques à faire entre experts. Ils impliquent des choix de valeur qui relèvent des intérêts et des préoccupations du public. L’UE a longtemps été perçue comme un projet de technocrates. Comment mieux connecter les problèmes de l’UE avec le public ? Comment les citoyens peuvent-ils appréhender des problèmes complexes et contribuer utilement au processus de décision sans que les gouvernements ne craignent d’être dépouillés de leur souveraineté ?

Si vous consultez simplement les citoyens, les réponses ne sont pas représentatives : seuls ceux qui sont très fortement pour ou contre l’Europe (ou les lobbyistes) s’expriment. Si vous consultez de petits groupes de citoyens, par des conférences de consensus, des focus groupes ou des jurys de citoyens, vous obtenez des échantillons trop petits pour être statistiquement significatifs. Si vous faites des sondages d’opinion publics conventionnels, vous n’obtenez qu’un reflet simplifié des derniers titres de l’actualité.

« Ignorance rationnelle »

Les sciences sociales montrent que la plupart des gens « ignorent rationnellement » la plupart des questions de politique. Si je n’ai qu’une voix parmi des millions, pourquoi consacrerais-je beaucoup de temps et d’efforts à étudier les subtilités des arguments pour et contre une Union européenne éloignée ? Il est plus rationnel de me concentrer sur ma famille et les domaines où je peux agir.

C’est là que peut aider une méthode telle que celle du « sondage délibératif », expérimenté dans vingt-sept pays de part le monde (mais jamais en France). Le sondage délibératif est conçu pour répondre à la question suivante : qu’est-ce que les gens pensent d’un enjeu collectif dans de bonnes conditions de débat ?

L’idée est simple : vous sondez un échantillon représentatif de la population, avant et après que celui-ci ait eu la possibilité de délibérer en profondeur d’un sujet donné. Le succès de l’opération dépend donc de la qualité de l’échantillon et du débat pour réfléchir en profondeur.

Ceci implique de fournir une documentation équilibrée qui montre les avantages et les inconvénients des différentes options sur la table. Cela nécessite aussi de recourir à des modérateurs formés pour faciliter les discussions entre les échantillons divisés de façon aléatoire en petits groupes de douze à quinze personnes, en alternant des discussions en petits comités et des séances plénières avec des experts et des décideurs qui ne viennent pas parler ex cathedra, mais répondent uniquement aux questions posées par chaque groupe. Ces experts et représentants représentent les différents points de vue en présence.

Mettre la population de l’UE dans une seule pièce

L’avis de la population ainsi consultée est recueilli grâce à un questionnaire approfondi soumis avant et après la délibération. Il porte à la fois sur les grands choix stratégiques et des aspects plus pointus qui éclairent pourquoi les gens soutiennent ou non les grandes options qui leur sont présentées.

Cette méthode permettrait de mettre la population de toute l’UE dans une seule pièce dans des conditions lui permettant vraiment de réfléchir ensemble à son avenir. Elle permettrait de comprendre comment ces opinions évoluent après délibération et pourquoi. Elle donnerait aux gouvernements une direction et des priorités, plutôt que des recommandations fermées que les gouvernements ne pourraient qu’adopter ou rejeter en bloc.

Ce processus a déjà été appliqué dans cent sept cas. Il a abouti à ce que le Texas décide d’investir massivement dans l’énergie éolienne. Il a conduit à des décisions sur l’énergie nucléaire au Japon, des changements constitutionnels en Mongolie, des mesures de déségrégation des écoles roms en Bulgarie et de nombreux autres changements politiques sur des questions complexes sur six continents.

Réunir tous les points de vue sur l’Europe

Cela pourrait-il être appliqué à l’échelle européenne ? Ce qui pourrait sembler impossible a en réalité déjà été réalisé avec succès en 2007 et 2009, avec des échantillons représentatifs de citoyens européens réunis à Bruxelles délibérant ensemble en vingt-deux langues.

Un sondage délibératif soutenu par tous les gouvernements de l’UE en 2018 pourrait s’appuyer sur les différents scénarios développés par le président Juncker pour l’avenir de l’Europe. Après la délibération, les données recueillies pourraient être discutées par des think tanks, la société civile, les décideurs politiques et les partis politiques pour informer les principaux choix politiques avant les élections législatives de l’UE en 2019.

Si nous voulons éviter d’attiser la frustration des citoyens en organisant un débat sans méthode concertée et auxquels seuls quelques Etats participeraient, au moment où l’UE est confrontée à des choix stratégiques, M. Macron et ses collègues peuvent adopter un outil de démocratie délibérative qui a fait ses preuves. Il est grand temps de réunir tous les points de vue sur l’Europe dans une seule pièce et de permettre aux peuples d’Europe d’exprimer ce qu’ils pensent vraiment de leur avenir commun.

 
 
 

Initialement publié dans Le Monde.

 

James Fishkin (Directeur du Center for Deliberative Democracy à l’université de Stanford) a proposé le premier sondage délibératif en 1988. Stephen Boucher (Organisateur de Tomorrow’s Europe) est l’auteur du ‘Petit manuel de créativité politique – Comment libérer l’audace collective’ (Editions du Félin).