Rénover la Constitution… Mais pour quoi faire ?!?

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Chacun avance ces jours-ci sa plus ou moins lumineuse idée sur la façon de réorganiser la Belgique et de réformer la Constitution. Anticipant les débats de fond, ces propositions court-circuitent deux questions essentielles : quelle vision de l’avenir de la Belgique et quelles missions de la démocratie les nouvelles institutions devraient-elles servir ?

Les valeurs qui présidèrent à l’émergence de différentes formes de démocratie aux 18ème, puis 19ème et 20ème siècles étaient concordantes. Il s’agissait d’affranchir les citoyens de l’arbitraire, voire du joug de la dictature, de cultiver la liberté politique, d’expression, et d’encourager l’égalité en droits et la dignité humaine. Ces idéaux de gouvernement par, avec et pour le peuple, qui épousent des idéaux de “liberté, égalité, fraternité”, de souveraineté nationale, ou d’égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives se diffusent partout. Les Belges sont déclarés “égaux devant la loi” , “les droits et libertés des minorités idéologiques et philosophiques” , la “liberté individuelle et la propriété sont protégés.

Peu sont partisans de revenir sur ces garanties, heureusement. Nous prenons pour acquis que de nouvelles institutions continueront de protéger ces besoins fondamentaux. Mais quelle devrait être en vérité la mission de la démocratie belge dans une Europe chahutée de l’intérieur et de l’extérieur, dans un monde toujours plus complexe, pour les prochaines décennies ? Telle la constitution fédérale, les questions institutionnelles sont abordées dans le débat qui naît avant que le projet de société soit clarifié. 

Les Belges rêvent-ils de moutons électriques ?

Philip K. Dick, dans son célèbre roman d’anticipation de 1966, Do Androids Dream of Electric Sheep?, imagine que la Terre, dévastée par une guerre nucléaire, n’est plus habitée que par quelques rares humains qui ont choisi de ne pas émigrer sur Mars. Dans ce monde où les androïdes remplacent de nombreux humains et animaux, qu’est-ce qui fait l’homme, se demande l’auteur. Pour reprendre la même question dans un monde qui pourrait un jour ressembler à celui qu’il évoquait – espérons en beaucoup moins noir – et pour paraphraser le titre de son ouvrage : quel est le rêve collectif des Belges pour le prochain siècle, rêve au service duquel les institutions devraient être conçues ? 

Comme l’affirme l’historien néerlandais Rutger Bregman dans son essai Utopies réalistes, une dose de rêve est essentielle pour fonder un projet de société. Johnny Halliday chantait “l’envie d’avoir envie”. Les sujets de mobilisation pour l’avenir ne manquent pas, et l’on peut avoir bon espoir que ce premier niveau du projet de société sera abordé, compte tenu du fort élan délibératif au sein de la société belge ces dernières années animé par des pionniers de nouvelles formes d’organisation, des banques collaboratives au revenu universel, des formes avancées de participation citoyenne aux projets de technologies numériques au service du citoyen, des mobilisations pour le climat aux health techs… 

Il faudra néanmoins veiller à ce que ces débats ne soient pas mis au second plan, comme le suggèrent les premières poussées intempestives de pions politiques, mais fassent bien partie du cœur de la discussion sur l’avenir des institutions. Car celles-ci ne sont pas de simples tuyaux faisant circuler des flux de pouvoir, mais des machines à notre service. Donc oui, réaffirmons l’importance décisive des droits fondamentaux face aux projets de régimes concurrents. Mais avec quels nouveaux rêves en plus ? 

Il existe par ailleurs un deuxième niveau du projet qui n’est, et, on le craint, ne sera pas abordé : que veut-on que les institutions produisent, au-delà de protéger et entretenir droits humains, environnement, ou participation citoyenne ? 

Et si nos institutions facilitaient l’intelligence collective au lieu de la réprimer ?

Grosso modo, nos institutions sont fondées sur la délégation de délibérations et décisions aux élus, avec une récente vague d’enthousiasme pour des dispositifs de contribution des citoyens au processus politique. On croise tous les doigts au quotidien pour que ce qui sorte de cette tuyauterie complexe – et indéchiffrable pour beaucoup de citoyens qui y croient de moins en moins -, ce soient de bonnes politiques publiques. Mais quelle est notre définition de bonnes décisions politiques en soi ? 

Les politologues parlent de légitimité de la décision publique en termes de ses “intrants” (l’apport citoyen notamment), de son processus (les décisions sont prises d’une manière qui est reconnue comme juste, transparente…), et de ses impacts (la politique publique a les effets que l’on souhaite). Que privilégions-nous dans ceci, et quel design institutionnel cultive le mieux quelles qualités ? 

Prenons l’exemple de l’impact. Comment conçoit-on des institutions pour que, pour le dire simplement, elles soient les plus intelligentes possible ? C’est-à-dire qu’elles produisent non pas du consensus mou en dessous des enjeux ou des compromissions néfastes aux générations futures, mais des solutions originales, meilleures que les précédentes, efficientes en ressources, mises en oeuvre à temps, avec le plus d’effets collatéraux bénéfiques (et le moins de négatifs) possible, et qui s’approchent de l’optimum des effets bénéfiques pour le plus grand nombre ? Cette science-là est d’avance occultée par les prises de position précipitées, un œil rivé sur les sondages, l’autre sur la forme souhaitée des prochains mandats.

Cette science existe pourtant. Il s’agit de l’étude de l’intelligence collective, mobilisant aujourd’hui toutes les facettes de l’intelligence – humaine, émotionnelle, et des ordinateurs – pour produire de meilleures décisions. Si les pères fondateurs de la Constitution républicaine des Etats-Unis – et les rédacteurs des constitutions démocratiques qui ont suivi – se méfiaient de la “démocratie populaire”, et s’ils n’ont jamais fait de la mobilisation de la capacité de réflexion collective des citoyens une mission officielle des pouvoirs publics, il est temps de changer d’ère.

Pour une Belgique – et au passage, une Europe – qui soit équipée pour les défis du 21ème siècle, réfléchissons avant toute chose à ce qui nous anime et comment organiser nos institutions pour qu’elles mobilisent intelligence et imaginaire collectifs au service de notre projet commun. 

Initialement publié dans le journal L’Echo

Auteurs: Stephen Boucher [Dreamocracy], Wietse Van Ransbeeck [Citizenlab]